14 février 2015

Toi, jeune photographe, laisse-moi te dire deux ou trois trucs

Photo Connecting par Stian Klo on 500px
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A l’heure où la photographie termine sa mutation vers le tout-numérique, où les « process » de captation permettent de ne plus rater un seul cliché, il n’a jamais été aussi facile d’accéder au statut de photographe. Le phénomène a pris une telle ampleur qu’aujourd’hui c’est toute la profession qui se voit remise en question.

Pourtant, IRL (« in real life », dans la vraie vie) ou virtuellement, fleurissent encore les vocations et les cartes de visite, faisant apparaître le sésame « Joe Kevin, photographe » (et son inévitable lien Facebook), se diffusent plus ou moins discrètement.

Ami jeune, même si je comprends que tu as commis ce bête péché d’orgueil pour « choper un max de meufs avec une pure attitude », il va falloir te mettre au boulot fissa sous peine d’être démasqué et de te retrouver avec une vie sociale un peu compliquée.

Mais avant, laisse-moi te faire le topo du champ de mines dans lequel tu viens de sauter à pieds joints. Déjà là, le premier danger c’est...

Toi

Equipé de ton reflex d’entrée de gamme, prêt à tout pour une place au soleil tu vas te mettre à shooter n’importe quoi (mariage, kermesse, bar-mitsva, le cul de ta voisine...) gratuitement et ainsi participer à l’évidence d’exclamations telles que : « Quoi ? ! Tu veux être payé en plus ? Non mais je rêve, la photo c’est une passion pas un métier. »

Naïf irresponsable teinté d’arrivisme à peine innocent, tu deviens le fossoyeur de la fosse commune dans laquelle tu finiras bientôt.

Mais bon allez, tu t’es bien fait la main et tu sens qu’il est temps de passer à la vitesse supérieure. Pour se faire respecter des autres, « size does matter » (la taille, ça compte), tu le sais, et toi tu veux un gros 70/200 à 2.8 constant. C’est décidé, tu pars t’acheter…

Le matos

Un pack pro coûtant à peu près le prix d’une bagnole, à moins que tu ne sois né avec une cuillère en argent dans la bouche, tous les moyens vont être bons pour aller taper tes proches : anniversaire, Noël, emprunt familial... tout fait ventre pour ton objectif.


Une tasse à café en forme d’objectif (55Laney69/Flickr/CC)

Bien sûr, le temps de réunir l’argent et de recevoir ton matériel, ce dernier sera déjà dépassé ; on appelle ça l’obsolescence programmée, c’est très à la mode et ça va pas arranger ton plan d’amortissement.

Très rapidement, grâce à ton réseau virtuel, tu vas tomber sur des gars avec plein de « super projets qui déchirent ». Tes photos, ils les adorent et, ça tombe bien, ils pensent que ton style correspond bien à ce qu’ils font. Ils sont prêts à tout pour se construire une « data base » événementielle un peu correcte, ils sont...

Les orgas

OK, au moment où tu les rencontres ils n’ont pas une thune, faudra faire sans ; mais c’est pas grave ce sera bon pour ton book. Fais gaffe, ces orgas vont grandir, évoluer et réviser leurs exigences à la hausse ; un jour tu te pointeras pour couvrir un de leurs événements et tu tomberas sur une attachée de presse fraîchement nommée qui te signifiera que « ici, c’est devenu un grand festival, y a des règles et vous êtes devenus trop nombreux, alors booon voilà quoiii ». En décodé : « Ecoute, on a trouvé un gars qui a mieux compris que toi l’exercice de la servilité volontaire, alors sans rancune et merci pour le matos »… Oui, c’est très désagréable.

Pour éviter les déconvenues, tu vas t’inscrire à l’AGESSA (Sécurité sociale des auteurs), l’APP… devenir correspondant d’agence. L’objectif ? Devenir officiellement « journaliste reporter d’images ». Ça y est Kevin, t’as ta carte de presse, tu paies des charges, t’es passé pro et… tu gagnes toujours pas un kopeck. Tiens bon, une autre opportunité t’attend : « Y a de quoi te défrayer mais pas plus » et « c’est une belle affiche » et puis « si ça t’intéresse pas, d’autres seront contents de le faire »... Mais d’abord faut signer des papiers, c’est…

Le cadre légal

Bah oui, tout ça c’est du business encadré alors prépare-toi à signer tout et n’importe quoi. Restrictions de présence, de captation, de diffusion, d’utilisation, entrée payante… la grande foire.

Le droit à l’image règne en maître là où tu n’es que le larbin volontaire d’une industrie ne te laissant exister que parce qu’elle le veut bien. En gros, tu es souverain sur tes captations et libre de les diffuser où, quand, comment et à qui tu veux. Allez, signe, tu vas rencontrer...

Le personnel d’encadrement

Soldats acquis à la cause, bien dressés et dotés du pouvoir d’autoriser l’accès à la scène, ils sont aux ordres : « Trois chansons sans flash » et ils te feront illico dégager à la fin du temps imparti sans même constater que dans le public une douzaine de personnes équipées du même matériel que toi est prête à canarder l’intégralité du concert (sans parler des téléphones portables). C’est vrai qu’il y a aussi...

Le public

Prêt à témoigner tout son amour à l’artiste, le public est chaud et bouillant mais surtout il a payé sa place et, pour bien te rappeler que par rapport à lui tu n’es rien, il n’hésitera pas à t’invectiver copieusement ou à te bousculer un peu à base de « oh dégage, on voit rien là ! »

Lui dire que tu vas disparaître dans trois chansons, que la scène est suffisamment surélevée pour ne gêner personne n’y fera rien ; il a payé, pas toi et ça c’est lui qui s’en charge. Le set se met en place, va saluer....

Les collègues

Cage remplie de bêtes féroces, voilà la fosse. Excités à l’avance par le festin à venir, les jeunes se reconnaissent à leur attitude fébrile ; malhabiles et jetant des regards furtifs à la recherche du spot qui leur permettra d’arracher la meilleure pièce de la bête.

Ils ignorent que dans un carnage tous les morceaux de barbaque se ressemblent. Les anciens le savent, acteurs et témoins de nombreux autres débordements ils attendent patiemment que sonne l’heure de la bouffe et, lorsque le buffet sera ouvert, n’hésiteront pas à attaquer les plus jeunes pour obtenir les lambeaux de choix que leur aînesse permet de réclamer. Blinde-toi, voilà...

Les artistes

Singularité troublante, ils sont généralement les personnes les plus amicales de ce grand barnum hystérique. Il t’arrivera même de tomber sur « le bon client » qui n’hésitera pas à prendre la pose ad hoc tout en te gratifiant d’un clin d’œil à la fin de l’exercice et à l’instant de cet unique moment de reconnaissance tu te diras que finalement « tout ça vaut quand même le coup ». Dérushe tout ça fissa et passe à…

La diffusion

Oublie d’entrée la presse locale, les anciens trustent la place depuis des années et même si tu disposais d’un contact te permettant une diffusion tu y serais crédité « DR » (droits réservés), mention habile garantissant que tu ne toucheras aucun droit d’auteur. C’est injuste, illégal ?

On n’a pas le temps ; vois ton avocat et intente une action, de toute façon ta photo elle valait quoi, dix balles ? Oublie aussi les mensuels nationaux. A cause du Web, le marché tire la gueule, du coup une grande majorité ne bosse plus qu’avec les boîtes de prod’ et à grands coups de photos studio. Reste les webzines, bien pointus, bien engagés, toujours OK pour une diffusion créditée… mais gracieuse.

Après, avec un peu de pognon et de bonnes photos qui arrivent à plaire à de potentiels acheteurs, tu peux toujours… éditer et diffuser ton matos à compte d’auteur et rembourser tes frais de tirage. Tire pas cette gueule, c’est déjà pas mal.

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